Masse ne voulait pas simplement demander des captations vidéo de leur travail aux artistes qu’il avait eu l’intention de présenter cette année ; à la place, il a créé un programme formé de captations vidéo, de lectures « publiques », d’un documentaire sur le processus de création et d’une série de pièces de docu-théâtre. De plus, Masse a mené une conversation sur l’état des festivals et des théâtres en France avec trois administrateurs dans le milieu des arts professionnels venant de théâtres français importants (la Comédie-Française, le Festival d’Avignon et le Festival d’Automne) et a animé des discussions avec le public à la suite de la plupart des œuvres dramatiques présentées. Masse s’est inspiré du Festival d’Aix-en-Provence pour varier sa programmation, ce qui a prévenu la fatigue du public sur Zoom tout en empêchant le festival d’offrir une formule répétitive mais plutôt un contenu varié, en live et préenregistré, avec un amalgame de documents vidéo, audio et texte que le public pouvait découvrir.
Le Festival virtuel a eu lieu du 10 au 20 septembre 2020, et plusieurs des artistes de cette année s’intéressaient à savoir comment l’espace virtuel changerait la relation du public au travail qu’il regarde. Des pièces comme celles de la série Rituels d’Emilie Rousset et Louise Hémon ont été créées avant la pandémie précisément pour ce type d’espace quasi-cinéma, quasi-théâtre, en combinant les talents des artistes de théâtre et du documentaire, respectivement ; la série Rituels examine quatre différents rituels humains (l’anniversaire, le vote, le baptême de mer et le grand débat) avec un(e) comédien(ne) recréant pour chacun le verbatim des entretiens produits avec des professionnel(le)s issus de chaque secteur, se moquant du contenu des entretiens aussi bien que du style documentaire. Une autre présentation qui a adroitement comblé l’écart entre les deux médias était le documentaire sur la création de la pièce Du sale! de Marion Siéfert et Mathieu Bareyre. Leur film souligne l’occasion qu’offre le décalage du virtuel pour la collaboration, en donnant aux spectateurs un coup d’œil vif à leur procédé au lieu d’une version filmée et plate de leur production.
Masse ne voulait pas simplement demander des captations vidéo de leur travail aux artistes qu’il avait eu l’intention de présenter cette année.
Plusieurs artistes ont exprimé lors de nos entretiens combien ils luttaient contre leur propre résistance à la transition vers un monde virtuel, plusieurs d’entre eux refusant même les autres demandes de travail virtuel de la part des théâtres cette année. Penda Diouf, qui a enregistré une lecture de son texte Pistes sur vidéo pour le Festival—le récit véridique de Diouf, une femme noire élevée dans des villes à majorité blanche en France, raconté en parallèle avec le génocide namibien du début du vingtième siècle—a dit que c’était la seule captation vidéo qu’elle produisait depuis le début de la pandémie. Diouf et Jonathan Capdevielle, dont la pièce Rémi—une adaptation de Sans famille d’Hector Malot, une magnifique histoire classique française sur le passage à l’âge adulte—a été présentée en captation vidéo, ont créé d’autres projets audio pendant le confinement, mais ont évité de filmer leur travail. Mohamed El Khatib, dont la pièce La dispute a été présentée par captation vidéo au Festival cette année, m’a dit qu’il refuse fréquemment les demandes provenant d’autres festivals concernant les captations vidéo de son travail, mais il a fait une exception pour le festival Seuls en Scène parce que Masse est un programmateur vraiment fiable, qui accompagne des artistes tout au long de leurs carrières au lieu de courir après des spectacles.
Si vous avez déjà regardé la captation vidéo d’une pièce, peu importe sa qualité, vous savez que l’idée de théâtre « vivant » perd son caractère précieux—vous pouvez la mettre sur pause, revenir en arrière, ou la revoir plus tard. Pour éviter ces conditions, Baptiste Manier de la Comédie-Française, durant la conversation sur l’état des festivals et théâtres, a mentionné que, quand la Comédie-Française créait du contenu en live pendant la pandémie, elle a décidé de ne pas donner au public la possibilité de revenir en arrière, comme lorsque vous arrivez au théâtre en retard et que vous manquez le début du spectacle ; ainsi il en serait dans leurs créations virtuelles. Cela a aidé à rendre la transition possible entre les médias, de même qu’à insister sur la fugacité de théâtre.
Là où cette édition du festival Seuls en Scène pouvait proposer en quelque sorte de la fugacité, c’était dans les conversations en live avec les artistes (qui se déroulaient jusqu’à très tôt le matin pour les artistes qui habitent en France). Comme El Khatib le mentionnait, la programmation sur Zoom des discussions avec le public a rendu l’expérience beaucoup plus intime. On connaît bien la discussion traditionnelle au théâtre après la performance, où un membre du public lève sa main pour poser une question et doit attendre que le microphone lui soit passé pour parler, et quand on a répondu à sa question, le même rituel est répété pour la forme jusqu’à ce qu’une vingtaine de minutes soit passée. À l’opposé, sur Zoom, la conversation devenait plus amicale, puisque tout le monde pouvait se regarder dans les yeux (et de chez eux !) et s’exprimer d’une façon plus confortable et moins guindée. Les artistes paraissaient plus aptes à apprécier les conversations, plus fluides et dynamiques, sur leur travail, et les membres du public anglophones semblaient plus disposés à oser poser leurs questions en français.
L’intimité facile de la discussion avec le public sur Zoom était malheureusement ce que la plupart des artistes que j’ai interviewés ont relaté comme le plus grand manque dans leur expérience globale du Festival. Aucun des artistes qui présentaient leurs travaux au Festival n’a regardé les autres propositions de la programmation, donnant des raisons variées pour leur manque de disponibilité (le décalage horaire, un calendrier de répétitions occupé, l’absence de désir de regarder le travail de quelqu’un par Zoom même s’ils l’avaient aimé en live). Astrid Bayiha, qui a lu des extraits de scènes d’amour non réciproque par Jean Racine, un grand dramaturge français du dix-septième siècle, avec Sandy Ouvrier pour le Festival cette année, a dit : « Comme on n’est pas tous au même endroit, c’est très compliqué d’échanger avec d’autres artistes. Tout le monde est dans son petit coin, souvent avec d’autres projets en même temps. C’est beaucoup moins évident. » S’il est difficile de quantifier des interactions personnelles comme des indicateurs de succès, elles sont la colle qui unit un festival en présentiel, et leur perte s’est ressentie d’autant plus profondément pendant cette période mondiale d’isolation sociale.
Même si les interactions en personne lors d’un festival ont manqué aux artistes, c’est intéressant de constater que l’accessibilité accrue lors de cette édition du Festival (…) n’a pas nécessairement rassemblé un public plus important.
Même si les interactions en personne lors d’un festival ont manqué aux artistes, c’est intéressant de constater que l’accessibilité accrue lors de cette édition du Festival—grâce à son format virtuel, surtout pour les pièces venant de l’étranger—n’a pas nécessairement rassemblé un public plus important. Les statistiques de visionnement de l’édition 2020 du Festival reflètent un public aussi important que celui des années précédentes, alors que le taux de chute d’audience est beaucoup plus élevé, parce que c’est beaucoup plus facile d’interrompre une captation vidéo que de sortir d’un spectacle. Masse a observé en temps réel que les fidèles du Festival sont venus, ainsi que quelques étudiants, mais il n’a pas vu de changement spectaculaire dans le public cette année. Bien sûr, les ressources en marketing n’augmentent pas nécessairement parce que soudainement tout existe en ligne, et la capacité de concentration du public se trouve face à d’autres défis, même si l’accès au matériel artistique est accru. On peut supposer que la programmation variée offerte par Masse a sans aucun doute aidé à retenir les « fidèles » du Festival cette année.
Peut-être cette absence de changement dans la taille du public reflète-t-elle la même hésitation à assister à une programmation virtuelle, cette hésitation où les membres du public (comme moi) ne veulent pas seulement regarder une pièce, mais ont besoin de l’expérience physique totale liée à l’activité d’aller au théâtre. Comme Diouf le mentionnait : « Plus que jamais, l’idée d’un théâtre vivant avec des comédiens devant nous, c’est quelque chose qui me manque. J’espère vraiment que ça ne disparaîtra pas ». El Khatib abondait dans le même sens : « Une captation, ça n’est ni l’endroit ni la place du théâtre. Ça ne remplace pas la fragilité du théâtre. […] Je ne peux pas regarder une pièce en ligne, je n’y arrive pas ». Siéfert a exprimé le même sentiment, en disant, à son tour : « Le théâtre, pour moi, ce n’est pas de regarder une pièce en ligne, c’est de partager avec les autres. »
Étant donné ce consensus, je m’intéresse à la compulsion artistique insatiable qui conduit les professionnels du théâtre à faire quelque chose de théâtral, même si ce n’est pas exactement ce qu’on veut faire. La Comédie-Française a abordé sa programmation pendant la pandémie en se demandant comment continuer à remplir sa mission en tant qu’organisation servant le public quand elle ne pouvait plus accueillir le public dans son théâtre. Comme Masse, comme la plupart des gens de théâtre, ils se sont tournés vers la programmation numérique. Moins noblement, il y a bien sûr la pression capitaliste de produire, malgré tout, qui nous encourage. Comme Masse le signalait : « On ne peut pas ignorer qu’on est maintenant dans un monde numérique. » L’adaptation de notre travail au monde virtuel est un moyen de survie, qui répond aux demandes des pressions du capitalisme et à nos instincts créatifs personnels.
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